Où étiez-vous le 4 juillet 2012 ? - 10 ans de boson de Higgs !

in La Ruche2 years ago

Même si la question du titre de ce blog peut faire sourire, tout physicien des particules (d’un certain âge tout au moins) peut y répondre facilement. Le 4 juillet 2012 correspond au jour où la découverte du boson de Higgs par les expériences ATLAS et CMS du Grand Collisionneur de Hadrons du CERN (le LHC) fut annoncée.

Ce jour-là, les deux expériences avaient enregistré suffisamment de données pour annoncer au monde la découverte d’une nouvelle particule qui semblait compatible avec les attentes du boson de Higgs du Modèle Standard. À ce moment, j’étais associé à la collaboration CMS (en tant que théoricien), et je vivais à Strasbourg.

Lors de l’annonce, j’étais cependant occupé à l’université en centre ville, ce qui m’a empêché de rejoindre le campus de Cronenbourg pour partager le champagne avec mes collègues. Je me rappellerai clairement de cela toute ma vie…

Et vous, que faisiez-vous le 4 juillet 2012 ?


[Crédits: Image originale par Steve Jurvetson (CC BY 2.0)]

Bien que cette découverte ait marqué un tournant en physique des particules, l’histoire du boson de Higgs est très loin d’être terminée. Techniquement, il va nous falloir encore environ 50 ou 100 années d’aventures folles et endiablées pour démontrer que le boson de Higgs découvert en 2012 est bien le boson de Higgs du Modèle Standard (et pas autre chose).

Ce blog retrace l’histoire du boson de Higgs des 50 dernières années, depuis ses origines théoriques dans les années 1960 jusqu’à aujourd’hui, et se projette un petit peu sur le chemin qu’il nous reste à parcourir. Comme d’habitude, celles et ceux pressés par le temps peuvent directement sauter au résumé en fin de post pour sa version courte.


La masse des particules et le boson de Higgs


Le Modèle Standard de la physique des particules (voir ici pour une longue intro, et pour une plus courte intro) est entièrement construit sur des principes de symétries. Ces symétries nous disent pourquoi les particules élémentaires sont ce qu’elles sont et comment elles interagissent les unes avec les autres. Et cela marche redoutablement bien comme le montrent les données des 100 dernières années.

Ces symétries impliquent cependant que les particules sont sans masse, ce qui est en forte contradiction avec l’expérience. Du coup, soit on jette le tout à la poubelle, soit on modifie la théorie en y ajoutant un mécanisme permettant de garder les symétries et autorisant les masses des particules. Un tel mécanisme a été proposé dans les années 1960 par Brout, Englert et Higgs dans deux articles indépendants.

Ce mécanisme permet ainsi de conserver la nature symétrique des interactions fondamentales, tout en la cachant afin de permettre aux particules d’être massives. Pour expliquer comment cela fonctionne, on peut soit jeter un œil à ce post-ci, ou alors lire la partie du milieu de ce post-là. Une autre option courte est donnée ci-dessous.

Notre point de départ est l’image ci-dessous avec un bol et une balle. Il s’agit d’une très bonne analogie. À gauche de la figure, on a notre univers au moment du Big Bang. À droite, c’est la situation telle qu’elle était après 10-11 secondes. À gauche, la matière est non massive. À droite elle est massive.


[Crédits: Nobel Prize]

À l’origine, la nature était bien symétrique et les particules étaient non massives. On peut voir que notre système bol + balle est symétrique par rapport aux rotations autour de l’axe vertical du bol. De plus, si on pousse la balle pour l’éloigner du centre, elle y retourne gentiment.

Nous avons affaire à une situation stable et symétrique. La vie dans l’univers primordial, c’est comme ca !

10-11 secondes plus tard, quelque chose se passe et une sorte de bosse pousse dans le fond du bol. On retrouve une forme de sombrero si on prend en compte la rotation autour de l’axe vertical (dans le cas du champ de Higgs, on parle de potentiel en forme de chapeau mexicain).

Lorsque la balle se trouve au milieu du bol, elle se trouve dans la seule position symétrique du système. Si on effectue une rotation autour de l’axe vertical, rien ne change. Par contre, si à présent on pousse un peu la balle, et bien elle tombe. Elle choisit ainsi une position non symétrique, bien que le bol soit symétrique. Du point de vue de la balle, la symétrie existant au centre du bol se retrouve cachée.


[Crédits: CERN]

L’analogie est assez bonne pour le boson de Higgs. Nous avons ce potentiel avec une forme de chapeau mexicain, qui contient une position symétrique instable au milieu. La nature choisit cependant une position plus stable loin du centre, ce qui permet la génération des masses des particules (qui ne serait pas possible au centre).

Ce mécanisme s’appelle le mécanisme de Brout-Englert-Higgs, et il a une conséquence : l’existence d’une nouvelle particule, le boson de Higgs.


La chasse au Higgs dans les années 1990, au CERN


Afin de valider le mécanisme de Brout-Englert-Higgs, il nous faut donc trouver la particule qui lui est associée. Cependant, la masse du boson de Higgs peut être n’importe quoi. Dans les années 1960, on se retrouve alors avec une infinité de possibilités pour les collisionneurs de particules.

En effet, la masse n’est juste qu’une forme d’énergie parmi d’autres (comme indiqué par la relativité restreinte). Par conséquent, nous ne savions pas comment ajuster l’énergie des collisionneurs dans les années 1960 pour être sûrs de trouver le boson de Higgs. De plus, la technologie n’était pas celle d’aujourd’hui, et la plupart des énergies intéressantes étaient juste hors d’atteinte.

Il a donc fallu attendre le début des années 1990 et le Large Electron Positron collider (le LEP) du CERN pour pouvoir effectuer des recherches pertinentes du boson de Higgs. Ce collisionneur est celui qui a précédé le LHC (dans le même tunnel), et on y collisionnait un faisceau d’électrons et un faisceaux de positrons. Chaque faisceau avait une énergie d’au plus une centaine de GeV, 1 GeV correspondant à l’énergie de masse du proton.


[Crédits: Lucas Taylor/ (CMS @ CERN)]

Le LEP a ainsi été capable de sonder des énergies allant jusqu’à environ 200 GeV (100 GeV par faisceau), et a pu tester les hypothèses de masse pour le boson de Higgs les plus légères. On peut voir à quoi ressemblait le signal attendu sur la figure ci-dessus. Ici, on produit un boson Z assez énergétique de sorte qu’il puisse émettre un boson de Higgs. On étudie alors le recul du boson Z pour vérifier si ses propriétés ne contiendraient pas de traces de boson de Higgs.

Malheureusement, aucune anomalie n’a été observée, de sorte que la masse du boson de Higgs a été contrainte d’être supérieure à 114 GeV (sinon, on aurait dû nécessairement avoir vu un signal).


Le boson de Higgs aux collisionneurs hadroniques avant 2012


Les expériences au LEP se sont achevées pour permettre la construction du LHC. Pendant ce temps, le collisionneur Tevatron était en opération près de Chicago aux USA. Ce collisionneur a collisionné des faisceaux de protons et d’antiprotons à des énergies bien supérieures à celles du LEP, et ce pendant trois décennies, de 1980 à 2011.

L’un des grands avantages des machines hadroniques (collisionneurs de protons, d’antiprotons, etc.) sur les machines électrons-positrons est justement qu’il y est plus facile d’atteindre de grands régimes d’énergie. Ainsi, une énergie de 2000 GeV fut atteinte au Tevatron.

Cela a permis de traquer le Higgs de plusieurs façons différentes, incluant bien entendu le même signal qu’au LEP. Les physiciens ont cependant aussi considéré la production directe de boson de Higgs par fusion de deux gluons, et de nombreux modes de désintégration du Higgs ont été explorés. Je rappelle que les gluons sont les médiateurs de l’interaction forte et font partie des constituents des protons à hautes énergies.


[Crédits: Lucas Taylor (CMS @ CERN)]

Les résultats furent cependant négatifs : pas de boson de Higgs dans les données. Cela a permis d’exclure plusieurs autres hypothèses pour la masse du boson de Higgs. Ce dernier ne pouvait plus avoir une masse comprise entre 160 et 170 fois la masse du proton. Un tel signal aurait en effet du se matéraliser au Tevatron, et n’aurait pu être manqué.

En parallèle, en 2008-2011, le Grand Collisionneur de Hadrons du CERN (le LHC) a rejoint la partie. Ici, des protons sont accélérés à 99.99999% de la vitesse de la lumière, pour atteindre des énergies de collision trois à quatre fois plus importantes qu’au Tevatron (je rappelle qu’on parle de 2008-2011 et non pas d’aujourd’hui).

Le LHC a scruté un grand nombre de signaux du boson de Higgs possibles, qu’ils soient induits par sa production directe ou sa production associée avec un boson W ou Z (comme au LEP). À nouveau, un grand nombre de modes de désintégration (en photons, en leptons, etc.) ont été considérés.

Cependant, voilà, à la fin de 2011, toutes ces recherches aussi nombreuses soient-elles n’avaient rien trouvé. La situation est résumée par l’image ci-dessous.


[Crédits: @lemouth]

Chaque bande colorée correspond aux possibilités pour la masse du boson de Higgs exclues par un ou plusieurs des collisionneurs discutés ci-dessus. Il est intéressant de noter la présence d’un trou sur la gauche, ou quelques options légères sont toujours permises par les données. En fait, c’était exactement là que se trouvait le boson de Higgs.


De la découverte à aujourd’hui


Il y a exactement 10 ans (à 4 jours près), le 4 juillet 2012, j’étais coincé à l’université sans connection Internet sous la main (les téléphones portables n’étaient pas aussi développés qu’aujourd’hui). Pendant ce temps, les collaborations ATLAS et CMS du LHC ont annoncé la découverte du boson de Higgs !

Plusieurs des recherches en cours ont montré des données qui ne pouvaient être expliquées que par des prédictions incluant les contributions du boson de Higgs. Cela est illustré dans la figure de gauche ci-dessous, où un signal de boson de Higgs qui se désintègre en 4 leptons a été étudié (via deux bosons Z intermédiaires et potentiellement virtuels).


[Crédits: ATLAS @ CERN (ici et )]

On peut voir que la contribution en bleu (celle du boson de Higgs) est nécessaire pour que la théorie (la somme rouge + bleu) soit en accord avec les données (les points noirs). La courbe rouge seule n’est en effet pas suffisante pour expliquer les données. Pour info, cette figure est la version de 2019 de l’une des figures utilisées en 2012 pour démontrer la découverte du boson de Higgs.

Sur l’axe X, on peut lire la masse du boson de Higgs : le pic est localisé autour de 125 GeV. Le boson de Higgs a donc une masse égale à 125 fois la masse du proton.

Nous avons donc un boson de Higgs. Est-ce vraiment le boson de Higgs du Modèle Standard ?

Pour répondre à cette question, il faut mesurer les propriétés de notre boson. Dans le Modèle Standard, le couplage du boson de Higgs à une particule donnée est proportionnel à la masse de la particule. Plus la particule est lourde, plus le couplage sera fort. Nous pouvons donc vérifier cette propriété. C’est ce qui est fait sur la figure de droite ci-dessus. On peut voir que les couplages du boson de Higgs aux différentes particules du Modèle Standard (axe Y) sont bien proportionnels aux masses (axe X).

À la fin du run 2 du LHC il y a quelques années, on a donc l’impression que notre boson de Higgs est bien le boson de Higgs du Modèle Standard. Mais est-ce juste une impression ? Notre histoire est loin d’être terminée…


Résumé et la to-do list pour le futur


Ce blog est dédié à l’histoire de la découverte du boson de Higgs, qui célèbre ses 10 ans aujourd’hui (à quatre jours près).

Le boson de Higgs est un reliquat du mécanisme permettant aux particules élémentaires d’être massives dans le Modèle Standard de la physique des particules. Pour valider ce mécanisme, il nous faut donc observer ce boson de Higgs (ça c’est fait), et vérifier qu’il a les propriétés attendues. Trois collisionneurs ont travaillé dur à ce sujet, et finalement c’est le LHC au CERN qui a pu faire les découvertes importantes.

Le boson de Higgs a été découvert le 4 juillet 2012, et les propriétés mesurées aujourd’hui semblent en bon accord avec le Modèle Standard. Ces conclusions sont plutôt solides, après 10 années de prises de données et d’analyses.

Et donc, que faire pour la suite ?


[Crédits: CERN]

Et bien, la suite est bien remplie. Tout d’abord, nous n’avons pas mesuré les couplages du boson de Higgs à chacune des particules du Modèle Standard. A-t-on des couplages ‘normaux’ aux particules légères ? Comme ces couplages (ou les masses associées) sont beaucoup plus faibles, ils sont automatiquement associés à des phénomènes beaucoup plus rares. Il n’y a donc pas assez de données pour tester l’hypothèse du Modèle Standard.

De plus, au début de ce blog j’ai mentionné un potentiel en forme de chapeau mexicain. C’est ce qui permet de cacher les symétries du Modèle Standard et de rendre les particules massives. Ce potentiel de Higgs a une équation contenant trois paramètres reliés les uns ou autres, et il faut les mesurer indépendamment.

Pour le moment, seul l’un des ces paramètres a été mesuré (la masse du boson de Higgs). Le LHC nous donnera l’ordre de grandeur du second à la fin de ses opérations en 2035-2040. Et pour le dernier paramètre, il nous faudra une nouvelle machine (voir l’image ci-dessus).

Nous avons donc encore au moins 50 ans de physique du boson de Higgs devant nous. 50 cool années en perspective, pleine d’excitation et avec peut-être des nouveaux phénomènes au-delà du Modèle Standard pour couronner le tout !

Je m’arrête là pour aujourd’hui, et vous souhaite à toutes et tous un agréable week-end ! N’hésitez pas à faire coucou en commentaire ! C’est toujours apprécié !

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