Nous n'avons plus le choix qu'entre des vies médiocres et des penseurs fous. Des vies trop sages pour un penseur, des pensées trop folles pour un vivant : Kant et Hölderlin. Mais la belle unité reste à retrouver
(...) Nietzsche intègre à la philosophie deux moyens d’expression, l’aphorisme et le poème. Ces formes mêmes impliquent une nouvelle conception de la philosophie, une nouvelle image du penseur et de la pensée. À l’idéal de la connaissance, à la découverte du vrai, Nietzsche substitue l’interprétation et l’évaluation. L’une fixe le « sens », toujours partiel et fragmentaire, d’un phénomène ; l’autre détermine la « valeur » hiérarchique des sens, et totalise les fragments, sans atténuer ni supprimer leur pluralité. Précisément l’aphorisme est à la fois l’art d’interpréter et la chose à interpréter ; le poème, à la fois l’art d’évaluer et la chose à évaluer. L’interprète, c’est le physiologiste ou le médecin, celui qui considère les phénomènes comme des symptômes et parle par aphorismes. L’évaluateur, c’est l’artiste, qui considère et crée des « perspectives », qui parle par poème. Le philosophe de l’avenir est artiste et médecin — en un mot, législateur.
Cette image du philosophe est aussi bien la plus vieille, la plus ancienne. C’est celle du penseur présocratique, « physiologiste » et artiste, interprète et évaluateur du monde. Comment comprendre cette intimité de l’avenir et de l’originel ? Le philosophe de l’avenir est en même temps l’explorateur des vieux mondes, cimes et cavernes, et ne crée qu’à force de se souvenir de quelque chose qui fut essentiellement oublié. Ce quelque chose, selon Nietzsche, c’est l’unité de la pensée et de la vie. Unité complexe : un pas pour la vie, un pas pour la pensée. Les modes de pensée, inspirent des façons de penser, les modes de pensée créent des façons de vivre. La vie active la pensée, et la pensée à son tour affirme la vie. Cette unité présocratique, nous n'en avons même plus l'idée. Nous n'avons plus que des exemples où la vie prend sa revanche, affolant la pensée et se perdant avec elle. Nous n'avons plus le choix qu'entre des vies médiocres et des penseurs fous. Des vies trop sages pour un penseur, des pensées trop folles pour un vivant : Kant et Hölderlin. Mais la belle unité reste à retrouver, telle que la folie n'en serait plus une - l'unité qui fait d'une anecdote de la vie un aphorisme de la pensée, et d'un évaluation de la pensée, une nouvelle perspective de la vie.