Les crypto-actifs : Une menace pour la suprématie du dollar et l'extraterritorialité du droit américain par Marius Campos - Partie 1

in #fr4 years ago (edited)

Les crypto-actifs : Une menace pour la suprématie du dollar et l'extraterritorialité du droit américain

image.png

(Image empruntée à la couverture du film “Bitcoin : The end of the money as we know it” par Tosrten HOFFMANN, cf annexe 1)

Mémoire rédigé par Marius CAMPOS,
Étudiant en Bachelor 3 à l’Institut Libre d’Études des Relations Internationales (ILERI)

Maître de Mémoire Monsieur Mohamed EL OIFI
Année 2019-2020

Mise en garde : Les opinions émises dans ce mémoire sont propres à leur auteur et n’engagent en rien la responsabilité de l’Institut Libre d’Études des Relations Internationales (ILERI).



Points importants :
Ce mémoire étant trop long pour être publié en intégralité sur un seul post, il a été découpé en trois parties : 1) L'introduction et la première partie 2) La deuxième partie et la conclusion 3) Les annexes et la bibliographie que je vous invite à ouvrir en parallèle dans un nouvel onglet pour une meilleure compréhension.
D'autre part, il fut écrit avec une contrainte de 35 pages maximum, ce qui fut frustrant compte tenu de tout ce que j'aurai aimé pouvoir expliquer et dire, le sujet étant particulièrement large et passionnant, un livre devrait y être consacré.
Enfin, toutes les informations citées étaient valables le 10 juin 2020, date de rendu de ce mémoire (à l'exception d'une que je n'ai pu m'empêcher de mettre à jour). Je vous invite à creuser par vous-même et vérifier chacune d'entre-elle ("never trust, verify") car l'écosystème blockchain évolue très rapidement et beaucoup de points abordés ont également évolués depuis l'écriture de ce mémoire.

N'hésitez pas à partager ce travail s'il vous a intéressé !

Bonne lecture !


Remerciements

Je tiens à remercier Mme Claire Bourgeois, Directrice de l’ILERI, pour la confiance qu’elle m’a accordée en me permettant d’organiser une conférence sur la blockchain et les relations internationales au sein de l’école. Celle-ci est le véritable point de départ de mon engagement dans l’écosystème blockchain. Je souhaite également remercier les quatre intervenants qui ont accepté d’y participer, Fabien Aufrechter, Alexis Collomb, ainsi qu’Adrien Hubert et Jérémy Martin, ces deux derniers m’ayant offert des stages au sein des entreprises Coin Capital puis Smart-Chain. Au cours de ces expériences, j’ai eu l’occasion de travailler sur des projets blockchain concrets et passionnants, et ai rencontré de très nombreux acteurs de ce jeune écosystème. Je remercie également Yorick De Mombynes qui m’a accordé son temps au cours d’une interview dans le cadre de cette étude. Enfin, je tiens à remercier mes amis Cédric Hyafil, Karim Lemond et Marie Sinet qui m’ont soutenu et aidé pour ce mémoire.
Ce mémoire a pour but la mise en lumière de l’impact de la révolution blockchain sur les relations internationales. Il est une également une manière pour moi de clôturer mon Bachelor à l’ILERI par une pensée sincère pour toutes les personnes non mentionnées m’ayant permis de rejoindre cette aventure et qui se reconnaîtront.

Sommaire


REMERCIEMENTS

INTRODUCTION

1. BITCOIN, CRÉE COMME UNE ALTERNATIVE AUX BANQUES, PORTEUR DE NOUVEAUTÉS

  1. COMPRENDRE L'ÉMERGENCE DU BITCOIN A TRAVERS L’ECOLE DE PENSÉE AUTRICHIENNE
    1. Une remise en question du pouvoir étatique de battre la monnaie
    2. La monnaie idéale de Nash et le Bancor de Keynes face à la monnaie de crédit
    3. Le Bitcoin : « enfant » des politiques monétaires de crise ?
  2. LA FINANCE DÉCENTRALISÉE (DEFI), LES PRÉMICES D’UNE RÉVOLUTION FINANCIÈRE AU NIVEAU MONDIAL ?
    1. Finance de l’ancien monde contre finance du nouveau monde
    2. Les limites de la DeFi
    3. La Blockchain comme vecteur de confiance : le cas africain
  3. MONNAIES PUBLIQUES, PRIVÉES, OU ÉTATIQUES : GUERRE DES MONNAIES A L’HEURE DE LA CRISE FINANCIÈRE ET ECONOMIQUE
    1. Le sursaut international provoqué par Libra
    2. La fragmentation de l’économie mondiale : un processus inévitable ? Focus sur le trio France/Allemagne/Pays-Bas
    3. L’extraterritorialité du droit américain en danger

2. DÉVELOPPEMENT DE LA BLOCKCHAIN : UNE CONCURRENCE INTERNATIONALE FAROUCHE EN AMONT D’UNE POTENTIELLE ADOPTION DE MASSE

  1. L’ASIE, VÉRITABLE TERRE DE BLOCKCHAIN
    1. Géopolitique du « minage » : place de la Chine et prospectives
    2. Les écosystèmes blockchain chinois et états-unien
    3. Les Dragons d’Asie de plus en plus incontournables
  2. LES ASPIRATIONS DES BRICS AVEC LA BLOCKCHAIN
    1. Une monnaie commune entre BRICS pour contourner le dollar
    2. Chine, Moyen Orient et Russie : un rapprochement en vue de développer les nouvelles routes de la soie
    3. Un outil de développement d’influence régionale
  3. UN DÉVELOPPEMENT EUROPÉEN A PLUSIEURS VITESSES
    1. L’émergence contrastées de « Blockchain Nations »
    2. Malte, Estonie, Suisse : des paradis européens de la Blockchain ?
    3. Le rôle de l’Union européenne

CONCLUSION

RÉSUMÉ

ANNEXES

LEXIQUE

BIBLIOGRAPHIE



image.png
Le Bureau du Directeur National du Renseignement des États-Unis dirige la Communauté du Renseignement étasuniens composé de 17 services de renseignement à travers plusieurs ministères.


Introduction



« Évaluer l'impact de la perte du statut de monnaie de réserve mondiale du dollar américain ». Tel est l’objet de l’appel à candidature lancé en février 2020 par le Bureau du Directeur National du Renseignement états-unien , et destiné aux docteurs et chercheurs du pays. Dans sa présentation, cette offre de recherche révèle le sérieux avec lequel les États-Unis s’intéressent au développement des crypto-actifs, autant qu’à l’émergence de la Chine — et de l’Inde — menaçant la suprématie du billet vert. Et pour cause, l’influence mondiale du pays est en grande partie tirée de sa puissance financière et institutionnelle. Grâce au Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), tout échange réalisé en US dollar rend ses utilisateurs justiciables devant le Département de la Justice (DoJ) états-unien, qui travaille étroitement avec le Département du Trésor (DoT) et le Département du Commerce (DoT). Ceci leur confère de nombreux avantages sur la scène internationale, notamment dans la guerre économique menée contre des rivaux comme la Chine ou l’Union européenne (cf annexe2 ). Cette agressivité états-unienne vise à affaiblir ses concurrents internationaux (comme lors du rachat de l’entreprise stratégique française Alstom par General Electric) afin de conserver sa domination.

Or, de plus en plus de pays réfléchissent à de nouveaux moyens d’échanges internationaux afin de contourner l’usage du dollar et s’affranchir de l’influence états-unienne. Ces pays, en tête desquels l’Iran, la Russie, ou encore la Chine, pourraient être rejoints par l’Arabie Saoudite, au vue des tensions grandissantes entre cette dernière et les États-Unis sur les questions pétrolières. Bien que difficilement concevable aujourd’hui tant il secouerait l’ordre géopolitique mondiale (du fait de l’accord entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite visant à ce que les pays membres de l’OPEP vendent leur pétrole exclusivement en dollars), ce scénario pourrait être facilité par la volonté d’indépendance énergétique des États-Unis. À l’inverse, l’embargo états-unien empêche l’Iran de vendre son pétrole en dollars, et prévoit des sanctions envers quiconque commercerait avec le pays d’Hassan Rohani. L’Iran a donc cherché de nouveaux partenaires, mais également de nouveaux moyens pour financer son économie. Après avoir légalisé le « minage » de crypto-actifs en juillet 2019, c’est le président iranien lui-même qui a appelé à une « stratégie nationale du minage ».
Afin d’éviter toute confusion, il convient de clarifier certains termes qui reviendront souvent dans cet exposé. Les crypto-actifs, ou crypto-monnaies, sont des unités de valeur constituant à l’heure actuelle le seul moyen d’inciter les individus à participer au fonctionnement des blockchains publiques (tous les utilisateurs peuvent les consulter) et non-permissionnées (tous les utilisateurs peuvent y inscrire des transactions/instructions ; cf annexe 3), via un système d’incitation (cf annexe 4). Le Bitcoin est le principal crypto-actif et le premier créé. La Blockchain (« chaîne de blocs » en anglais) est une technologie de registre (cf annexe 5), initialement inventée pour faire fonctionner le Bitcoin, qui s’est révélé être utile dans bien d’autres domaines et d’applications que les transactions financières. Dans son fonctionnement, la technologie blockchain modifie le système de confiance des échanges de valeurs entre individus, en remplaçant le tiers de confiance habituel par la sécurité du code informatique (cf annexe 6). Là où Internet permet le partage d’informations, la blockchain permet le transfert d’unités de valeurs. Le premier duplique l’information alors que la seconde déplace la valeur. Ce changement de système possède donc un potentiel conséquent et représente de nombreuses opportunités pour nos sociétés.

Si les États-Unis ont su régner en maître sur internet et sur l’écosystème des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) qui s’est développé en parallèle, la Chine s’est imposée comme un sérieux concurrent dans ce domaine et compte se hisser au rang de « leader » mondial de la Blockchain. Le Bitcoin, et l’écosystème blockchain, augureraient-ils la fin de la suprématie du dollar, menaçant ainsi la portée extraterritoriale du droit américain ? Si en onze ans d’existence, le Bitcoin a apporté son lot de surprises (I -), la course à la Blockchain semble être devenue un enjeu majeur de notre siècle (II -).


I - Bitcoin, créé comme une alternative aux banques, porteur de nouveautés


1) Comprendre l’émergence du Bitcoin à travers l’école de pensée autrichienne


a - Une remise en question du pouvoir étatique de battre la monnaie



Pour comprendre l’émergence du Bitcoin, il est nécessaire d’étudier les motivations des courants de pensée libertariens et des « cypherpunks » qui en sont à l’origine. Les premiers souhaitent une séparation entre la monnaie et l’État, tandis que les seconds se concentrent depuis des années sur la défense du respect de la vie privée par l’usage de la cryptographie. L’importance de la protection de la vie privée ne sera pas l’objet de cette étude, tant elle est déjà démontrée par la multiplication des fuites de données personnelles ou encore des politiques publiques en matière de numérique de ces dernières. Toutefois, rappelons cette célèbre explication d’Edward Snowden :

Lorsque vous dites “le droit à la vie privée ne m’intéresse pas car je n’ai rien à cacher”, cela n’est en rien différent de dire “la liberté d’expression ne m’intéresse pas car je n’ai rien à dire” ou de “la liberté de la presse car je n’ai rien à écrire”.



Dans une interview, Yorick de Mombynes explique que la monnaie serait « une chose trop importante pour être gérée par l’État ». L’école autrichienne d’économie, dont Carl Menger est reconnu comme étant le fondateur — il est le penseur de l’utilité marginale ainsi que de la subjectivité de la valeur—, considère que l’État n’est pas en mesure de correctement percevoir les évolutions du marché. Selon ce même courant, les différentes formes d’interventions publiques dans les systèmes monétaires (lois de cours légal, impression monétaire, soutien aux banques inflationnistes, …) seraient à l’origine des crises monétaires à répétitions que le monde a connu. Ainsi, le champ monétaire international devrait être libéré de l’emprise des États et laisser émerger un système de monnaies privées, « créées par le marché, pas forcément nationales, qui aurait une surface géographique complètement libre, qui pourraient être adoptées par quiconque le souhaite, où il le souhaite, dans le monde » (cf annexe 7 : Interview de Yorick de Mombynes, Conseiller référendaire à la Cour des Comptes), en libre concurrence les unes avec les autres. Seul le consommateur serait juge, il choisirait selon ses préférences et ses besoins quelle monnaie il souhaite utiliser.


Si la fin des accords de Bretton Woods décidée par le président Nixon en 1971 a permis une « libre concurrence » entre les monnaies, elles sont restées dépendantes des États. Ces derniers ne contrôlent pas directement leurs valeurs, mais conservent leur pouvoir indirectement, puisqu’ils nomment les dirigeants des banques centrales. Dans État, qu’as-tu fais de notre monnaie ? (1963) — ouvrage mis à jour jusqu’en 1990 —, Murray Rothbard, autre grande figure de l’école autrichienne, développe les « neuf phases » qui ont mené selon lui à la « désintégration monétaire de l’Occident » au 20ème siècle. Considéré comme non-conformiste par nombre de ses pairs, son analyse sort en effet des sentiers battus et vient provoquer les visions plus traditionnelles. Il constate notamment que les interventions étatiques pour tenter d’influer sur les systèmes monétaires ont souvent été un moyen d’en panser les plaies, avant d’estimer que leurs maladies étaient désormais guéries et que les crises monétaires étaient de « l’histoire ancienne ». Comme nous le verrons, l’actualité semble en partie soutenir cette thèse. L’école de pensée autrichienne accorde donc une grande importance aux principes de liberté individuelle, de propriété privée et d’État de droit. Or, ils perçoivent l’inflation (que banques et gouvernement tentent de contrôler, avec la règle des 2%) comme un impôt masqué, source d’une injuste redistribution des richesses. Dès 1984, bien avant le Bitcoin, Hayek, économiste majeur de l’école autrichienne, déclarait :
« Je ne crois pas au retour d’une monnaie saine tant que nous n’aurons pas retiré la monnaie des mains de l’État ; nous ne pouvons pas le faire violemment ; tout ce que nous pouvons faire, c’est, par quelque moyen indirect et rusé, introduire quelque chose qu’il ne peut pas stopper ».

Une déclaration qui trouve écho dans celle de Bill Gates, exprimant en 2014 que le Bitcoin est « un tour de force technologique ». Toujours est-il que beaucoup d’économistes ont tenté de penser la monnaie de référence mondiale souhaitable.

b - La monnaie idéale de Nash et le Bancor de Keynes face à la monnaie de crédit



Les économistes ont longtemps réfléchi à ce qui pourrait constituer le meilleur système monétaire international. Si leurs propositions sont souvent restées au stade d’idées et de réflexions, elles n’en sont pas moins éclairantes et avaient souvent pour objectif d’établir un système monétaire international plus stable et plus juste que celui existant. John Maynard Keynes est un économiste britannique qui fut le représentant de la Grande-Bretagne à la conférence de Bretton Woods en 1944. L’objectif de cette conférence était de préparer le système monétaire international de l’après-guerre et les États-Unis pouvaient compter sur l’économiste américain Harry Dexter White pour défendre leurs intérêts. Ainsi furent discutés les plans Keynes et White, avant que ne soit adopté celui de White. De ces accords est né le GATT (ancêtre de l’OMC) et un nouvel étalon de change or. De même, seul l’US dollar pouvait être échangé (par les banques centrales, pas les particuliers) contre de l’or, à un prix fixe de 35$ l’once, menant le monde entier à considérer le dollar « as good as gold » (aussi valable que l’or). Mais le plan proposé par Keynes fut surtout refusé par les États-Unis car il ne laissait pas de place à l’or (la Grande Bretagne ayant vu ses stocks d’or fondre au cours de la Seconde Guerre mondiale, alors que les États-Unis possédaient au même moment les deux tiers du stock d’or mondial). Keynes proposait la mise en place d’un système monétaire international fondé sur le Bancor : une monnaie de réserve non-nationale, mais supranationale, gérée par une Chambre Internationale de Compensation (qui pourrait décider de sa valeur). L’objectif était de rétablir l’équilibre entre les balances commerciales des pays, en forçant les pays en surplus — États-Unis en tête à cette époque — à réinvestir dans les pays en déficit.


En 1950, John Forbes Nash, alors jeune mathématicien et économiste, publie une thèse sur les jeux non-coopératifs, qui révolutionna la théorie des jeux et lui vaudra un prix Nobel d’économie en 1994. Sa thèse, expliquée à travers plusieurs articles au cours des années 1950, est désormais connue sous le nom d’équilibre de Nash. Il a également travaillé sur ce qui pourrait être selon lui une monnaie idéale, et présente et explique cette proposition dans « Ideal Money » publiée en 2002. Nash était très critique de la pensée keynésienne qu’il jugeait naïve de voir l’État comme un bon gestionnaire, facilitant et privilégiant l’impression monétaire déraisonnée. Il n’hésite pas à comparer les keynésiens aux « bolcheviks » leur reprochant de soutenir un certain manque de transparence dans le fonctionnement du gouvernement pour le bien supposé des citoyens. Nash propose la création d’un système de comparaison normalisé de la valeur de la monnaie, afin de déterminer la monnaie qui s’approcherait le plus de la stabilité parfaite, souhaitable selon lui. La clef serait un Industrial Consumption Price Index (ICPI, « indice international des prix à la consommation industrielle ») calculé à partir des prix de matières premières utilisées dans l’industrie telles que le cuivre, l’argent, le tungstène. Il s’oppose à l’utilisation de l’or comme étalon en raison de la variation de son coût d’extraction (imprévisibilité comme facteur négatif), et du poids que cela donnerait à ses principaux pays producteurs sur la scène internationale. Cependant, Nash est conscient que son ICPI pourrait être compromis par les pressions politiques et l’imagine comme devant être évolutif et non figé. L’ICPI ne serait qu’un moyen d’atteindre petit à petit la stabilité de la valeur d’une monnaie qui apparaîtrait dès lors idéale, et non une monnaie idéale en soit. L’objectif de cette monnaie idéale est de résoudre le dilemme de Triffin, qui se pose pour les pays dont les monnaies servent de réserve mondiale. Cette situation mène à un conflit d’intérêts économiques entre des objectifs nationaux à court terme (dévaluation de la monnaie pour stimuler les exportations) et des objectifs internationaux à long terme (recherche d’une stabilité monétaire pour un développement sain du commerce et des économies).


Depuis 1971, les monnaies évoluent à cours flottant, elles ne sont plus adossées au moindre actif tangible (tel que l’or). On parle de monnaie de dette car la création monétaire se fait aujourd’hui dès qu’un prêt est accordé (un prêt étudiant de 15 000€ revient à créer 15 000€ ex-nihilo dans le système monétaire). Dès lors que le prêt est remboursé, sa valeur initiale est supprimée de la masse monétaire ainsi que les intérêts perçus. Conséquemment, la quantité d'argent retirée du système monétaire est supérieure à la quantité d'argent créée initialement pour le prêt. Le système perdure et survit car les banques poussent chaque génération à emprunter plus d'argent que la génération précédente. Il faut que le système monétaire représente en permanence suffisamment d'argent dans l'économie pour que chacun puisse rembourser la valeur initiale de son prêt, plus les intérêts. C’est la raison pour laquelle les prêts sont depuis des années à la base des politiques monétaires des États : augmentations ou diminutions des taux d’intérêts pour encourager l’emprunt dans l’espoir que cela augmentera la consommation et stimulera la croissance. La masse monétaire ne peut ainsi qu’augmenter. De plus, les banques centrales ont le pouvoir de créer unilatéralement de la monnaie pour pallier d’éventuels chocs économiques qui mettraient en péril la stabilité monétaire.

« La cause immédiate de l’inflation est toujours et partout la même : un accroissement anormalement rapide de la quantité de monnaie par rapport au volume de la production » (Friedman, 1976).

La monnaie perd ainsi de sa valeur, et le coût des biens et des services augmente. Ces derniers mois, cette impression monétaire a atteint des niveaux et un rythme jamais connu jusqu’alors (cf annexe 8), faisant planer la peur d’une hyperinflation à venir.

c - Le Bitcoin : « enfant » des politiques monétaires de crise ?



La récente crise de 2008 ainsi que les solutions déployées par les banques centrales et les États pour y répondre (« Quantitative Easing » et baisse des taux d’intérêts notamment) n’ont pas permis de totalement relancer l’économie. De plus, elles empêchent aujourd’hui les banques centrales de bénéficier d’une marge de manœuvre pour faire face à la nouvelle crise déclenchée par le COVID-19, dont les prémices s’annonçaient déjà mi-Septembre 2019 lorsque l’on a vu le marché du repo américain se gripper. Nous entrons dans l’ère des taux négatifs : les banques centrales paient les États pour qu’ils s’endettent à nouveau, laissant présager de graves conséquences. Le 15 Septembre 2008, Lehman Brothers fait faillite et entraine dans sa chute l’économie mondiale toute entière. Le 3 janvier 2009, le Times annonce que les banques vont bénéficier d’un second renflouement. Cette politique de sauvetage des banques amènera certains à considérer le capitalisme moderne comme une privatisation des gains avec une mutualisation des pertes (idée controversée). Le même jour, le Genesis bloc du Bitcoin est miné et grave dans la blockchain le titre du Times à tout jamais.


Bitcoin se présente ainsi dès son origine comme une critique et une alternative du système monétaire actuel. Il fut créé par Satoshi Nakamoto (dont l’identité est toujours inconnue à ce jour) qui avait publié un an plus tôt un document de neuf pages en expliquant son fonctionnement. Résistant à la censure, autonome, persistant, le Bictoin représente aujourd’hui le système de paiement le plus sécurisé au monde (la puissance totale du réseau étant largement supérieur à celle des serveurs de Google). Posséder un portefeuille Bitcoin revient à devenir soi-même sa propre banque car l’utilisateur a la responsabilité de ses fonds, contrairement au système bancaire classique, régulièrement sujet à des piratages de données personnelles. Quel est le rapport avec les crises financières ? Bitcoin n’est pas uniquement une monnaie, c’est un écosystème monétaire à lui tout seul, « l’internet de la monnaie » comme l’explique Andreas Antonopoulos. Son système de création monétaire désinflationniste (l’inflation de la monétaire diminue avec le temps) fait du Bitcoin une monnaie déflationniste (plus le temps passe plus la valeur du Bitcoin augmente), l’opposé des monnaies fiduciaires (dollar, euro, yen…). Contrairement à ces dernières dont l’augmentation de la masse monétaire est imprévisible, connue à posteriori, et décidée par quelques personnes, l’évolution de la masse monétaire du Bitcoin est connue de tous, et inscrite dans le code informatique qui la rend non modifiable : il n’y aura pas plus que 21 Millions de Bitcoins (cf annexe 9).


Si le Bitcoin a beaucoup de [points communs avec l’or] (https://steemit.com/bitcoin/@faucheur/le-bitcoin-deviendra-t-il-une-alternative-perenne-a-l-or-en-tant-que-reserve-de-valeur), l’inflation de sa masse monétaire s’est alignée sur celle du stock d’or depuis le Halving du 11 Mai 2020 (soit 1,8%). Cette caractéristique pousse un nombre grandissant d’individus à le considérer comme un rempart contre l’inflation. Les récents exemples de pays ayant connue une chute brutale de la valeur de leur monnaie (Venezuela, Turquie, Argentine, Iran, Nigeria, Zimbabwe, …) ont connu une hausse significative d’achats de Bitcoins par la suite. Le Liban s’est récemment déclaré en défaut de paiement pour la première fois de son histoire, limitant dès lors les possibilités de retraits à ses citoyens (comme ce fut le cas en Grèce lors de la crise de 2008), ce qui a également poussé de nombreux Libanais à se procurer du Bitcoin. En outre, la « monnaie hélicoptère » autrefois utopique est devenu réalité aux États-Unis et au Japon. Et ce n’est là qu’un exemple « d’argent magique » parmi tant d’autres ces derniers mois. Au vue de la situation, de plus en plus d’investisseurs institutionnels achètent du Bitcoin en espérant se protéger de la crise, à l’instar d’un des plus grands noms de Wall Street, Paul Tudor Jones, qui a consacré une grande partie de sa lettre mensuelle à destination de ses clients à expliquer pourquoi il comptait allouer 1 à 2% de son portefeuille d’investissement à l’achat de Bitcoins. Il perçoit la situation du Bitcoin aujourd’hui comme similaire à l’or en 1971.

2) La Finance Décentralisée (DeFi), les prémices d’une révolution financière au niveau mondial ?


a - Finance de l’ancien monde contre finance du nouveau monde



2017 fut l’année des levées de fond spontanées en crypto-actifs, 2018 l’explosion de la bulle des crypto-actifs, 2019 la maturation des écosystèmes blockchains et certains considèrent 2020 comme l’année de l’avènement de la finance décentralisée (DeFi, « decentralized finance »).

La DeFi désigne un écosystème de services financiers, normalement proposés par les établissements bancaires, mis à disposition via des blockchains « open-source », libres d’accès, étant régies uniquement par le code informatique, sans autorité centrale. « Code is Law » (le code fait la loi) poussé toujours plus loin dans les possibilités offertes, ce sont bel et bien les établissements bancaires qui visent à être remplacés. Les utilisateurs peuvent librement accéder à ces services via des applications décentralisées (dApps, « decentralized Applications ») qui constituent une différence majeure avec les services bancaires classiques nécessitant non seulement de passer par un intermédiaire (la banque) mais également tout un processus de demande, d’analyse de dossier et doit finalement être accepté.


Ainsi, l’un des objectifs de la DeFi est aussi de permettre aux individus n’ayant pas accès à la bancarisation de bénéficier de services bancaires courants tels que l’emprunt, l’épargne ou encore une monnaie stable (y compris des produits dérivés). Concrètement, les solutions de DeFi permettent aux utilisateurs qui souhaitent épargner de placer leur crypto-actifs dans un contrat intelligent (« smart-contract ») qui les stocke de manière sécurisée afin de les mettre à disposition des utilisateurs souhaitant emprunter. Ces derniers, avant de pouvoir emprunter, devront mettre en collatéral en garantie d’une somme plus importante, également en crypto-actifs. Le collatéral nécessaire pouvant aller de 100% à 150% selon les plateformes.


Aujourd’hui, la Blockchain Ethereum concentre la quasi-totalité des fonds « bloqués » sur les différentes dApps existantes dont Aave est la plus plébiscitée (18,69% des fonds). Le 29 août 2020, le volume total des fonds bloqués valait 8,66 milliards de dollars (cf annexe 10), le maximum enregistré à ce jour. Le 1er Janvier 2019 ; cette somme s’élevait à 263 millions de dollars, environ trente deux fois moins. Aave (prêts), MakerDAO (prêts), Curve Finance (plateforme d’échange décentralisée) et Balancer (plateforme d’échange décentralisée) représentent à eux quatre 63% des fonds engagés dans la DeFi au 29 août 2020.


Une autre utilisation de la DeFi est l’échange décentralisé (DEX, « Decentralized Exchange », plateformes d’échange décentralisées), des bourses de crypto-actifs qui permettent aux utilisateurs de « trader » leurs actifs sans avoir à passer par des échanges centralisés (tels que la plateforme Binance, qui a d’ailleurs ouvert son propre DEX en parallèle) lesquels conserveraient à leur place leurs clefs privées et donc leurs fonds. Les transactions sont effectuées directement entre les portefeuilles personnels des utilisateurs à l’aide de smart-contracts. En outre, la technologie blockchain peut être utilisée pour émettre et permettre la propriété de nombreux instruments financiers classiques. Ces services fonctionnent de manière décentralisée, sans avoir besoin d’un tiers de confiance qui constituerait un point de défaillance unique (« single point of failure »). À l'inverse, les failles de sécurité des banques, basées sur des serveurs centralisés, ont des répercussions sur l’ensemble de leurs clients, comme le rappellent les piratages de la première banque italienne Unicredit, ou du géant américain CapitalOne.


En plus de combler les manques de la finance traditionnelle, la DeFi résout des problèmes posés par l’écosystème des crypto-actifs (les échanges, centralisés, présentent les mêmes problèmes que posent les banques en termes de sécurité et de centralisation des pouvoirs) grâce aux DEX mais également aux « stablecoins » (crypto-actif stable) qui dans un écosystème extrêmement volatil permettent une stabilité protectrice en cas de chute des cours. Le Dai est celui qui est généré par la plateforme MakerDAO : c’est un actif synthétique, ce qui signifie qu’il représente un actif auquel il n’est pas adossé, en l’occurrence le dollar. Pour obtenir des Dai il faut bloquer en garantie des Ethers (ETH) et des BAT sur MakerDAO à hauteur de 150% des Dai souhaités, afin de garantir la stabilité du prix au cas où la valeur de l’Ether chuterait.

b - Les limites de la DeFi



Toutefois la DeFi — encore jeune — comporte certains risques et défis à relever.


Le premier d’entre eux est le manque de mécanismes d’assurance. En effet, lors d’un prêt accordé, le risque principal est que l’emprunteur ne parvienne pas à rembourser son emprunt, c’est pourquoi le réseau prévoit des garanties surévaluées. A l’heure actuelle, la DeFi n’a pas trouvé d’autre moyen pour se couvrir et assurer une stabilité des protocoles. Mais il est évident que s’il faut posséder déjà 150% de l’emprunt souhaité pour pouvoir le réaliser, l’intérêt d’emprunter est nul. En outre, ce genre de proposition n’incitera pas une personne non-bancarisé à entrer dans l’écosystème de la DeFi avec les risques que cela implique. Car si Code is Law, cela signifie que la sécurité des smart-contracts est la base du projet, or l’erreur est humaine et il est arrivé qu’une faille soit découverte à posteriori dans un smart-contract puis exploitée par un hacker (3,6 millions d’Ethers s’étaient ainsi envolés de TheDAO le 17 Juin 2016). Ensuite, le mécanisme des taux décentralisés mis en place pour stabiliser la valeur du Dai à hauteur d’1 dollar n’est pas non plus sans faille. Le smart-contract utilise ce qu’on appelle des Oracles (d’autres programmes autonomes) qui vont chercher les informations concernant les prix du marché pour s’adapter avec réactivité aux fluctuations du cours de l’ETH. Or, s’ils venaient à être manipulés cela aurait pour conséquence de modifier les taux et donc de mettre en danger les garanties.


De plus, la Defi ne bénéficie pas de relations directes avec les monnaies fiats. Quiconque souhaite pénétrer dans le monde de la DeFi doit laisser ses euros sur le pas de la porte pour s’acquitter d’Ethers ce qui ne facilite pas forcément l’expérience utilisateur. Une véritable synergie avec les systèmes financiers classiques n’est pour l’heure qu’au stade de la réflexion. Il est vrai que l’expérience utilisateur de la DeFi est insuffisante : bien qu’il ne faille que quelques clics pour obtenir un prêt en crypto-actifs, le risque d’erreurs de la part de l’utilisateur est réel (la responsabilité étant entre les mains de ce dernier et non plus d’un tiers de confiance professionnel) et la prise en main couplée à la compréhension nécessaire avant de se lancer est un frein à l’adoption plus large de la DeFi. Si la connaissance et la compréhension des crypto-actifs par la société est encore confuse, celle de la DeFi vit tout juste ses premiers pas. D’autant que l’écosystème DeFi semble déjà encombré tant l’offre de solutions existantes à la disposition des utilisateurs est large. Choisir celle qui répondra le mieux à ses attentes spécifiques relève du parcours du combattant en termes de recherches nécessaires. Enfin, la DeFi repose sur des blockchains qui sont nécessairement plus lentes que les services centralisés classiques, la "scalabilité" (potentiel d’utilisation à grande échelle) sera toujours un défi.


Chalie Lee, le fondateur du Litecoin (une copie du Bitcoin qui se différencie par quelques caractéristiques), considère que la DeFi est tout ce qui a de plus utopique et hypocrite. Il relève que la majorité des DeFi peuvent être fermés par un groupe centralisé et ne seraient donc décentralisé (résistants à la censure) qu’en apparence. Selon Lee, développer un véritable système financier totalement décentralisé et résistant à la censure prend du temps et beaucoup d’efforts, or l’écosystème n’en est qu’à ses balbutiements. De son côté, Binance Research note que même si les premiers pas de la DeFi sont encourageants, jusqu’à présent seule la communauté « crypto » s’y est risquée. Afin d’attirer plus de particuliers il va falloir relever certains défis juridiques et techniques. En outre, si c’est aujourd’hui Ethereum qui a les faveurs de la DeFi, Bitcoin comprend déjà de son côté des possibilités de développement de solutions de DeFi qui pourraient convaincre plus d’investisseurs à l’avenir. Mais surtout, il existe beaucoup d’autres blockchains qu’Ethereum qui pourraient accueillir des plateformes innovantes à l’avenir : EOS, NEO, Binance Chain, Cosmos, Ontology, Algorand, et la française Tezos (bien plus rapide qu’Ethereum) pour ne citer qu’elles.


Tout reste encore à faire et à écrire dans l’univers de la blockchain, et nous allons voir que le continent qui risque de bénéficier le plus de cette solution de confiance entre les individus est indéniablement l’Afrique.

c - La Blockchain comme vecteur de confiance : le cas africain



Une idée répandue suppose que la technologie blockchain serait trop compliquée à appréhender pour « les nouveaux », ceux qui la découvrent récemment. Cette supposition, tout ce qui a de plus erroné, mène certains à imaginer que l’Afrique ne serait pas en mesure de se faire une place à l’avenir face aux géants déjà établis du secteur. C’est également [une idée fondamentalement fausse](https://fr.cryptonews.com/news/et-si-le-futur-de-la-blockchain-etait-en-afrique-5033.htm]. Tout d’abord il faut être conscient que le codage d’une blockchain est relativement simple, mais surtout, il est possible de ne coder qu’un smart-contract directement sur une blockchain existante pour bénéficier de sa sécurité. Et cette solution est véritablement facile et rapide à déployer. La blockchain, en tant que technologie permettant d’accroitre la confiance entre les individus, notamment grâce à la transparence, représente un moyen pour l’Afrique de passer directement d’un stade de relative désorganisation à un stade d’organisation poussée et garantie. Nombreux sont les secteurs où la blockchain va avoir un impact déterminant, permettant la prospérité que l’Afrique mérite, qui lui est due, et qu’elle n’a encore jamais connue. Qu’il s’agisse du domaine de l’énergie, des micropaiements, de la lutte contre la corruption, du suivi des marchandises, de l’aide au développement, ou encore des titres de propriétés immobilières, la blockchain permet une visibilité et une automatisation des procédés qui constituent une assurance pour les parties prenantes qui manquaient jusque-là au continent. Par exemple, l’absence de cadastres fiables est un frein certain au développement, or dans la plupart des États africains, plus de 90% des zones rurales ne sont pas répertoriées. Il est fréquent, dans certains villages, qu’un même terrain soit vendu à deux voire trois personnes différentes, ce qui pose des problèmes évidents. Les registres fonciers sur blockchain ne sont que la partie émergée de l’iceberg. La start-up sud-africaine 9needs travaille depuis 2016 avec l’UNICEF pour mettre en place des services pour la petite enfance grâce à une blockchain qui a fait ses preuves. Ce n’est pas pour rien si le ministre des finances sud-africain a récemment loué les atouts de la blockchain en annonçant ne pas vouloir manquer la quatrième révolution industrielle qu’elle représente. Pour cela il peut notamment compter sur la start-up The Sun Exchange qui n’a plus a prouvé son efficience : elle met en relation les investisseurs du monde entier souhaitant investir dans l’énergie solaire en soutenant des projets qui en ont besoin (cf annexe 11) et ces derniers. Lancée en 2016 avec un projet d’électrisation d’une école sud-africaine, la start-up a séduit en 3 ans plus de 9000 personnes à travers 145 pays qui sont inscrites sur sa plateforme comme loueurs ou locataires.


Il suffit de quelques recherches sur le net pour s’apercevoir qu’il est très compliqué de contredire l’économise Benedikt Barthelmess lorsqu’il partage son point de vue sur le sujet : « La blockchain en Afrique… Moi j’y crois…mais surtout ça se voit ! ». Nous aurions pu parler des solutions blockchain qui émergent au Kenya ou au Nigeria qui a même vu émerger son propre lobby de la blockchain : la SiBAN (Stakeholders in Blockchain technology Association in Nigeria). Selon le PDG de Twitter, Jack Dorsey, c’est même l’Afrique qui définira l’avenir du Bitcoin. Les marchés africains se sont d’ailleurs enflammés à l’aube du halving, à tel point que l’Afrique subsaharienne a enregistré des volumes d’achat de crypto-actifs supérieurs à l’Amérique du Sud ou encore à l’Europe de l’ouest.


L’Afrique est indéniablement un continent propice à l’émergence de solutions blockchains concrètes et efficaces. Reste qu’elle est en proie aux aspirations des puissances étrangères qui comptent profiter des opportunités qu’elle offre, devenant malgré elle le terrain d’affrontements économiques entre celles-ci (la Chine investissant massivement sur le continent). La blockchain pourrait représenter une chance de renforcer son poids monétaire à l’international en lui permettant de structurer et stimuler son économie.


3) Monnaies publiques, privées, ou étatiques : guerre des monnaies à l’heure de la crise financière et économique


a - Le sursaut international provoqué par Libra



La technologie Blockchain a permis l’émergence de crypto-actifs publics (Bitcoin, Ethereum…), mais également de crypto-actifs privés tels que Libra. C’est un euphémisme de dire que Libra est un projet qui a fait couler beaucoup d’encre. La Libra Association est « une organisation à adhésion indépendante » basée à Genève en Suisse et fut créée à l’initiative de Facebook, avant d’être rejointe par 27 membres à l’heure actuelle (Iliad étant le seul acteur français, cf annexe 12). Notons que Visa, Mastercard, Ebay, Stipe et Mercado Pogo qui avaient initialement rejoint l’aventure ont finalement décidé de quitter le navire. L’objectif est d’atteindre 100 membres, si possible avant la fin 2020 (lancement supposé du ≋LBR), chaque membre devant s’acquitter d’un droit d’entrée de 10 millions de dollars pour pouvoir posséder et gérer un des cent nœuds de la blockchain Libra. Le projet de l’association est de créée un stablecoin qui soit adossé à un panier de devises (50% de dollars, 18% d’euros, 14% de yens, 11% de livre sterling et 7% de dollars singapouriens, 0% de Yuan donc) et disponible à tout utilisateurs de Facebook, Messenger, WhatsApp, et Instagram à travers le monde. Si un tel projet venait à voir le jour, pas moins de 2,5 milliards de personnes pourraient du jour au lendemain s’envoyer de la valeur de manière quasi instantanée. Ceci ferait de la Libra Association la plus grande « banque » (le terme est volontairement provocateur car ce n’est pas l’objectif du projet, pour l’instant) de l’Histoire en nombre d’utilisateurs. Le premier livre blanc du projet a été publié en Juin 2019, et a provoqué tellement de levées de boucliers de la part des gouvernements à travers le monde (exemple : l’Australie a annoncé que quelle que soit la forme que prendraient Libra, il serait interdit sur son sol), que l’association a dû revoir de nombreux points de sa copie et a proposé un nouveau livre blanc en Avril 2020. Le Bitcoin est sécurisé et vérifié par n’importe qui le souhaite (blockchain non-permissionnée).


Bien que lançant le projet avec une blockchain permissionnée, Libra avait initialement annoncé que l’objectif était à terme de basculer sur un modèle non-permissionné. La SEC (Security and Exchange Commission, organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers) a posé son veto. Ce sera une blockchain permissionnée, ou rien. Aussi, face à la crainte de perte de souveraineté des États, Libra a annoncé que des stablecoin adossés séparément à chaque monnaie fiat seraient créés (« LibraUSD ou ≋USD, LibraEUR ou ≋EUR, LibraGBP ou ≋GBP, LibraSGD ou ≋SGD »), en attendant qu’ils soient remplacés par les CBDC (Monnaie Digitale de Banque Centrale) correspondantes une fois disponibles. La non-représentation du Yuan chinois étant bien sûr volontaire pour limiter la montée en puissance de la monnaie chinoise sur la scène internationale. Soit dit en passant, le concurrent direct de Libra, le Telegram Open Network (TON, et son jeton le Gram, censé fonctionner sur la messagerie chiffrée Telegram) a fait les frais de l’extraterritorialité du droit américain et a été forcé d’abandonner le projet, 2 ans et demi après son lancement et une levée de fond historique d’1,7 milliards de dollars. Un projet d’une telle envergure porté par un russe qui serait mené à bien avant les États-Unis ? La création de l’Agence pour les projets de recherche avancée de défense (DARPA) avait pourtant pour objectif de ne plus jamais se retrouver dans une situation de gap technologique avec une autre nations (comme ce fut le cas envers l’URSS avec Spoutnik). Il faut bien comprendre que la technologie blockchain va révolutionner le monde de la finance et des micropaiements, domaines éminemment stratégiques pour un État. Pour revenir à Libra, c’est bel et bien dans un objectif de calmer le régulateur américain que Stuart Levey a récemment été nommé PDG de la Libra Association : il fut notamment sous-secrétaire au terrorisme et au renseignement financier pour le département du Trésor américain et Directeur juridique d’HSBC. Il faut dire qu’outre tous les enjeux et questionnements que ce projet soulève, il s’agit de Facebook et de Mark Zuckerberg. Le régulateur américain (et l’opinion publique) garde un amer souvenir du scandale de l’affaire Cambridge Analytica où les données personnelles de 87 millions d’utilisateurs avaient fuité (entre autres).


Avant l’annonce officielle du lancement Libra, les dirigeants et banques centrales du monde entier prenaient à la légère la question des crypto-actifs et de la révolution blockchain. Si la quasi-majorité des banques ont engagé des équipes de recherche sur le sujet dès les années 2016/2017, aujourd’hui encore elles n’en sont qu’à des expérimentations. À la suite de l’annonce de Facebook, les choses ont très vite évolué. Désormais, un livre blanc pour un dollar numérique a été proposé par la Digital Dollar Foundation, ce qui pourrait être utile au déploiement plus efficace du Stimulus Check (monnaie hélicoptère). Tout cela ouvre la voie au déploiement d’une CBDC américaine, mais pas seulement, Bruno le Maire avait annoncé suite à une réunion du Conseil « Affaires économiques et financières » européen, sa volonté de créer une CBDC européenne.

b - La fragmentation de l’économie mondiale : un processus inévitable ? Focus sur le trio France/Allemagne/Pays-Bas



Le 20 Mai dernier, la Banque de France a annoncé avoir réussi son premier test de CBDC de gros en partenariat avec Société Générale Forge. Cette expérimentation fait suite à une réelle volonté de la part de la France de ne pas manquer la révolution blockchain en cours. En effet, si Libra semble avancer avec un boulet au pied, il n’en va pas de même pour la CBDC chinoise qui avance discrètement mais surement. Dès septembre 2019 (en réaction à Libra), le ministre de l’économie et des finances Bruno Le Maire avait fait part de ses vœux de créer une CBDC. Le rapport sénatorial du 1er Octobre 2019 sur la souveraineté numérique analyse clairement ces deux projets comme une menace stratégique pour la souveraineté européenne et prône le soutient de l’innovation dans les crypto-actifs pour permettre l’émergence de leaders européens. En outre, disposer d’une CBDC européenne permettrait de « soutenir les levées de fonds en jetons et le financement des innovations numériques », en protégeant les investisseurs contre la volatilité des crypto-actifs. Il existe deux types de CBDC, la CBDC « de gros » (pour les paiements interbancaires) et « de détail » (pour les particuliers).
L’heure n’est pas à la CBDC de détail, perçue comme étant trop dangereuse pour la stabilité financière européenne pour l’instant. Mais le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, en est persuadé : il faut avancer vite sur l’émission d’une CBDC de gros « afin d'être le premier émetteur au niveau international et tirer ainsi les bénéfices réservés à une MDBC (CBDC en français) de référence » (cf annexe 13).


En Allemagne, la Bankenverband, un lobby de 200 banques allemandes, a publié fin Octobre 2019 un manifeste appelant urgemment à la création d’un crypto-euro « programmable ». De plus, début Octobre 2019, le ministre des finances allemand Olaf Scholtz emboita le pas à son homologue français. Le président de la Bundesbank (banque fédérale allemande) fait remarquer que si la blockchain n’est a priori pas forcément plus rapide que les systèmes existants, elle permet néanmoins d’automatiser des fonctionnalités grâce aux smart-contracts. Cependant, il est un domaine où l’Allemagne est en avance sur la France : les services d’achat/vente et de conservation de crypto-actifs sont désormais possibles directement à travers les banques du pays.


Plus récemment, c’est la De Nederlandsche Bank des Pays-Bas qui dans son rapport d’Avril dernier s’est dit « prêt à jouer un rôle majeur » dans la recherche et le développement d’une CBDC européenne. Il est intéressant de noter qu’elle considère la solution de pseudonymie du Bitcoin comme étant un bon compromis entre l’anonymat du cash et la transparence des historiques clients des banques commerciales. Enfin, les Pays-Bas se considèrent comme étant un bon terrain d’expérimentation pour une CBDC au vue de la culture des paiements numériques déjà importante dans le pays. Seule la BCE et la Banque des Règlement Internationaux (BRI) sont habilitées à décider du lieu d’une telle expérimentation. Cette dernière note que 4 banques centrales sur 5 dans le monde étudient actuellement la mise en place d’une CBDC et que 10% en sont déjà au stade de projet pilote. Qu’il s’agisse de l’e-krona en Suède, du e-peso en Équateur (paiements par SMS), du Petro au Venezuela, ou encore du projet Aber issu d’un partenariat entre les Émirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite, les CBDC sont désormais un sujet incontournable pour les banques centrales. D’autant que le COVID-19, faisant craindre l’utilisation du cash, est en train d’accentuer la tendance.


Le dollar représente toujours 80% des échanges internationaux mais l’émergence de multiples CBDC, et plus largement la multiplication des possibilités de transferts de valeurs permit par la blockchain, pourrait mener à une balkanisation de l’économie internationale, fragilisant la place du dollar dans celle-ci.

c - L’extraterritorialité du droit américain en danger



L’économiste en chef de J.P. Morgan concède qu’« aucun pays n’a plus à perdre du potentiel disruptif des monnaies numériques que les États-Unis », cette question est selon un récent rapport de la banque « un exercice de gestion de risques géopolitiques ». Dès 1977, les États-Unis ont adopté le Foreign Corrupt Practice Act qui a pour but de lutter contre la corruption d’agents publics étrangers. Or sa portée ayant été élargie en 1998, toute personne utilisant du dollar est dès lors justiciable devant le Department of Justice américain. Depuis les années 2000, et de plus en plus, les États-Unis utilisent habilement ce texte ainsi que leurs services de renseignements et de justice pour mener une véritable guerre économique tout autant à leurs ennemis qu’à leurs alliés (Union Européenne en tête). Si le dollar tient son hégémonie (entre autres) du système de pétrodollars mis en place par Nixon, plus récemment couplé au système d’eurodollars, de plus en plus de pays souhaitent s’affranchir du billet vert, au premier rang desquels les BRICS. Concrètement, la quasi-totalité des transferts internationaux passent aujourd’hui par SWIFT qui connecte plus de 11 000 banques à travers 200 pays (et sont libellés en dollars). Et les États-Unis ont montré qu’ils avaient le pouvoir de déconnecter un pays entier de ce réseau, en l’occurrence l’Iran. La Russie a lancé en 2014 son propre réseau, SFPS (que la banque centrale russe compte prochainement remplacer par un système basé sur blockchain), suivie par la Chine avec son CIPS (Système Chinois de Paiement Internationaux). Celle-ci a même créée sa propre alternative à la Banque mondiale, la BAII (Banque Asiatique pour les Investissements dans les Infrastructures). De plus, la Chine a créé le Shanghai Gold Exchange qui est devenu le plus grand producteur et importateur d’or au monde (devant Londres et New-York) et dont le président plaide pour « une monnaie de réserve internationale déconnectée de nations individuelles » : l’or. En effet, la Chine et la Russie augmentent depuis des années leur stock d’or, suivis par la Turquie et plus récemment l’Inde. Chacun de ces pays se délestant en parallèles de leurs avoirs en dollars.


Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la part des États-Unis dans le PIB mondial a été divisé par deux. Selon les dernières données en date du FMI (2019), le PIB chinois en parité de pouvoir d’achat (PPA) s'élève à 27,3$ milliards, contre 21,4$ milliards pour les États-Unis, et 18,9$ milliards pour les pays membres de l’Union Européenne (Royaume-Uni exclu). Si l’on regroupe les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), leur PIB-PPA s’élève à 47,2$ milliards. Ces chiffres peuvent sembler barbares mais témoignent d’une incontestable montée en puissance des pays émergents face aux pays développés, qui se sont fait dépasser à la suite de la crise de 2008 (cf annexe 14).


Les États-Unis ont été les premiers à développer internet et son écosystème, ce qui leur a permis d’acquérir une position de quasi-monopole dans le numérique. Mais aujourd’hui, de nombreuses puissances ont pris le départ de la course à la blockchain.

II - Développement de la Blockchain : une concurrence internationale farouche en amont d’une potentielle adoption de masse


1) L’Asie, véritable terre de Blockchain


a - Géopolitique du « minage » : place de la Chine et prospectives



Le pouvoir chinois étant (logiquement) opposé au Bitcoin, il avance à reculons depuis des années sur le sujet des crypto-actifs, changeant sans arrêt son fusil d’épaule, mais l’on pourrait résumer sa position par « Vive la blockchain ! Mais contrôlée par l’État ! ». Xi-Jinping a annoncé le 24 Octobre 2019 qu’il souhaitait faire de la Chine le leader mondial de la blockchain, ...

La suite du mémoire est à retrouver dans la deuxième partie

Sort:  

Merci pour le follow @faucheur

Et bienvenu sur hive

Je suis @yann0975 - fondateur de CLEAN PLANET qui récompense les nettoyeurs de la Nature mais je pense que tu as vu l'escence même du protocole mondial.

Au plaisir !
@yann0975
@cleanplanet

Congratulations @faucheur! You have completed the following achievement on the Hive blockchain and have been rewarded with new badge(s) :

You published more than 10 posts. Your next target is to reach 20 posts.

You can view your badges on your board and compare yourself to others in the Ranking
If you no longer want to receive notifications, reply to this comment with the word STOP

Félicitations ! Cet article a été retenu pour figurer dans les curations de La ruche. N'hésitez pas à venir nous rejoindre sur notre groupe communautaire : https://peakd.com/c/hive-196396/created. En outre, pensez à vous inscrire pour pouvoir profiter de notre fanbase !