[Jacques et Markus] Le princier

in #fr6 years ago (edited)
Attention, avant de lire nos nouvelles, il est fortement conseillé d'avoir lu le prélude, sans ça vous risquez de ne comprendre absolument rien (déjà que c'est pas facile de base).

Illustration : Tony Crayon

Markus s’apprêtait à compléter un château de cartes d’environ cent seize pièces sur le corps allongé du père de Jacques, comateux après un excès d’eau-de-vie japonaise, lorsqu’on tapa à la porte.

Jacques, bien trop consacré à tatouer un outil reproducteur sur la joue droite de son père, oscilla légèrement pour laisser circuler Markus. Celui-ci par respect pour le travail appliqué de son coéquipier rampa exceptionnellement. Telle une chorégraphie frénétique orchestrée par médecin sans frontière, il gagna la porte d’entrée qui croulait presque sous les coups réitérés et démesurés de son cogneur qui perdait patience.

Markus ouvrit la porte, laissant décamper à tour de rôle ses antennes. « Je n’ai pas que ça à faire ! » s’écria Patrick le postier. Et c’était vrai. Quinze années plus tard, le kiwi voyageur découvrirait une mise en application physique du mouvement perpétuel.

Markus s’excusa en révérence et récupéra l’agrégat de lettres, constitué essentiellement de rappels pour l’achat d’une girouette en élastomère. Il referma la porte et, de ses petites pattes, tria d’une rapidité déconcertante les lettres. Il s’empara de l’unique enveloppe ne portant pas l’apostille « Rappel de non-paiement pour votre girouette modèle Girandole Carotte ». Elle était orgueilleusement peinte, rehaussant ses formes exceptionnelles. Markus avait presque un faible pour elle. Elle fut d’autant plus à son goût lorsqu’il lut son prénom sur l’avant de la lettre, illustré par une lettrine en oléine et letchi.

Il commença par décoller consciencieusement le timbre. Markus conservait les timbres rares pour les troquer avec Lil Wei, son philatéliste chinois préféré. Lil Wei fabriquait des casquettes qui concédaient à Markus un démarquage vestimentaire. Régulièrement, les deux lurons procédaient à des échanges.

Pour ne pas l’abîmer, Markus gratta de ses pattes la patte de l’enveloppe. L’opération dura un bon moment. Entre temps, Jacques avait achevé son tatouage, prit plusieurs clichés de son œuvre et les avait envoyés aux divers tatoueurs de la région en candidature spontanée. Puis il s’était placé au côté de Markus qui commença la lecture de sa lettre.

Tous deux savaient que Jacques ne comprenait rien en latin, mais ils aimaient ces instants fraternels. Bien heureusement, la lettre avait à son verso le texte traduit presque à l’identique, à l’attention de Jacques :

« Cher Jacques, Elegius II, roi de Qunognlia, royaume des chilognathes, a succombé, il y a de cela quelques jours. Comme vous le savez, Markus, étant l’aîné de la famille, a pour devoir, par son sang princier, de reprendre le trône. Ainsi, nous le sommons de rejoindre au plus vite le domaine afin de s’astreindre à ses fonctions.
Bien à vous et tendrement, Therasia, reine de Qunognlia »

Elle avait également joint l’horaire et un billet de train qu’il devait prendre en section première classe. Markus contempla Jacques de ses yeux brillants. Celui-ci lui renvoya son regard en lâchant une larme d’archosauriens.

De par sa profonde considération pour les valeurs familiales, Markus abandonna son camarade pour sa chambre, afin d’y réunir ses affaires. Il n’y avait aucun choix à faire et tous deux le savaient.

Après s’être mouché dans le porte-serviette de son père toujours comateux, Jacques rejoignit son camarade et lui offrit son baluchon pour le port de ses biens. Puis il jura de venir le voir fréquemment, malgré la distance importante. Ils voulaient se dire tant de choses, mais le temps manquait et ils favorisèrent un départ solennel. Ainsi, Markus referma la porte pour sa nouvelle destinée et empatta son tricycle électrique.

Souhaitant gagner du temps, il emprunta les petites chaussées et fut rapidement en plein cœur de la forêt de Läkerlikr. Il ne put contenir davantage ses larmes qui s’enfuyaient, enfantant une nuée derrière son passage. Ne voyant plus grand-chose, il ralentit graduellement et c’est en passant devant une maisonnette délabrée qu’il remarqua la vieille dame sur le pas de porte lui faisant signe.

Les mille-pattes ne courant pas les rues, mais chevauchant des tricycles, elle n’eut aucun tourment à le reconnaître. Il s’arrêta devant la sorcière d’Entretruite. « Où vas-tu comme cela, mon petit ? » En voyant sa difficulté à épeler ne serait-ce qu’un mot, couplé à des reniflements rappelant le timbre porcin, elle lui proposa un café.

Calmement, si l’on exclut la machine à café, et en partenariat avec un Pictionary, Markus parvint à expliquer la situation à la sorcière qui ne maniait qu’un Latin rudimentaire.

« Si tu passes par la forêt de Läkerlikr, prépare-toi à rencontrer un obstacle de poids. Tu trouveras sur ton chenal une Golem qui ne laisse passer personne. Heureusement pour toi, je vais t’accompagner. Indigène de l’endroit, je la connais personnellement. Je bois régulièrement un thé en sa compagnie où nous adorons commérer. » Le commérage était sans aucun doute prédestiné aux sorcières et golems.

Ils ne s’ajournèrent pas et empruntèrent la route afin d’éviter que le train ne prenne ses roues à son sifflet. Sur le chemin, la sorcière chassa continuellement chaque crabe épicurien gabonais qu’elle croisa, sous les yeux ébahis de Markus, sensible aux effets pyrotechniques de la dame. Puis ils parvinrent à l’antre du golem.

Ils empruntèrent ce passage sous voies en gare et Markus, en tête, se retrouva mandibules à nez avec la géante de pierre. Celle-ci rugit à faire blêmir un organiste débutant. Markus galopa pour s’emmitoufler dans la robe de la sorcière. La Golem s’immobilisa.

« Ah, Samantha, c’est toi ? » Elle lui répondit du nez. « Tu viens boire le thé ? — Non Lise pas aujourd’hui… J’accompagne mon ami en direction de la gare. Ça ne t’ennuie pas ? — Oh non du tout, je vais vous y conduire. » Ils suivirent Lise en gare.

Inévitablement, les deux amies commencèrent à commérer. Markus se surprit à estimer leur analyse quant au relooking de Patrick, le postier. Une fois au quai, Markus gratifia chaleureusement ses escortes qui le quittèrent sur l’avis fatidique du couvre-chef de Patrick, et patienta jusqu’à ce qu’une ligne de fumée dévoile l’arrivée au loin du train à vapeur.

Le grincement des rouages se tut et Markus grimpa les marches du wagon lorsqu’un bruit de moteur rugit derrière lui. C’était Jacques, dans son coupé sport. « Markus, attends ! » Cria-t-il.

Après avoir méticuleusement rangé sa paire de lunettes de style, dans son étui de style, Jacques bondit au-dessus de sa portière, sous les flashs de touristes français, et couru vers Markus une lettre à la main. « Ton père n’est pas mort ! » Markus cavala et lut la lettre que Jacques brandissait.

Bien au contraire du trépas, le vieux mille-pattes venait de consigner son nom dans les livres pour son record d’apnée du sommeil. Dans sa grande joie, Markus fit quelques pattes d’honneur au conducteur du train. L’homme, qui était aveugle, ne prit rien en mal.

« Viens, rentrons maintenant », dit Jacques.


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Suivez les aventures de Jacques et Gontrand (et leurs deux compères)
Le Prélude

Jacques et Markus

Le Shérif de Saint-Glier
Le châle
Le violon
Destin sans frontière

Gontrand et Clémentin

Le rêve
Vie paisible
Curé n'est pas qui vaut
Le blues dans le bus
La taverne portuaire