Dans les bottes d'une pêcheuse #2

in #nature5 years ago (edited)

Revenons donc à nos pêches ! 😉

le premier épisode photo est ici et mes galères d'embarquement sont à découvrir ici !

Piqure de rappel, on s'apprête à partir 2/3 semaines en mer, sans escale et avec pour seul contact la radio (ou très rarement un accès mail un peu pourri). On a donc fait le plein de nourriture (poulet surgelé pour les pêcheurs, lentilles pour moi, riz pour tout le monde). Les marins ont dit au-revoir à leur famille pour reprendre leur vie principale en mer. J'ai chargé mes bottes, livres et jumelles, mon patch anti-mal de mer bien caché derrière l'oreille droite.

On part donc du port de Papeete, la capitale de Tahiti. Après deux-trois jours de route, le capitaine a atteint la zone qu’il souhaitait et la pêche commence. La ligne est calée le matin et laissée à la dérive la journée. Le bateau est à l’arrêt la journée, à quelques kilomètres de la ligne. En fin de journée, on récupère la ligne et les poissons. Ensuite, le capitaine décide du lieu de pêche du lendemain, en fonction de la pêche du jour, de son expérience et des prédictions de la distribution du phytoplancton. Le bateau est lancé dans la nuit, parfois surveillé tour à tour par les matelots (ça dépend des équipes !).

Pendant toute la pêche, on est entourés, souvent sans s'en apercevoir. On croise des baleines, des fous, des frégates, des poissons évidemment, des requins, de toutes petites méduses, des calmars par centaine...

Comment pêche-t-on ?

Les 60 navires polynésiens utilisent tous la même méthode : la palangre hauturière.

Une ligne de 80km, armée de milliers d’hameçons, est laissée à dériver en pleine mer, en espérant choper du thon.
Cette ligne est divisée en portée, dont les deux bouées maintiennent la ligne à la surface. Les hameçons sont montéssur les avançons, de petites lignes secondaires accrochées à la ligne.

Le filage

Un peu avant 5h, les marins s’agitent pour caler la ligne. La ligne mère est lancée à l’eau depuis le bateau en route. La vitesse du bateau conditionne la profondeur tout au long de la portée (entre chaque bouée) ; lentement, la ligne va couler.
Le filage est semi-manuel, contrôlé par le capitaine et aidé d’un logiciel. Le shooter jette la ligne mère dans l’eau en continue, deux marins s’entraident pour y attacher les avançons une fois l’hameçon chargé d’un appât (sardine ou sanma). Le logiciel indique par des sons quand envoyer l’avançon (la manière dont il est jeté conditionne sa position sous l’eau, dans le courant formé par le bateau par exemple) ou quand attacher une bouée à la ligne. Pendant 4h, les marins répètent leur tâche au rythme des bips.

Le virage

15h, le capitaine allume le moteur : on va récupérer la ligne, direction la balise de la dernière portée, à quelques nœuds du bateau. Un des marins attrape et remonte la bouée. En avançant, le bateau remonte la ligne mère –et les avançons avec les hameçons tout du long- qui est attachée à l’enrouleur, tournant avec l’avancée du bateau et enroulant la ligne. Un marin ou le capitaine est responsable de la ligne, il « vire ». La main gantée entoure la ligne qui remonte rapidement. Ainsi, il sent sa profondeur et adapte sa vitesse en conséquence (il peut aller vite pour une ligne en surface).

Quand l’avançon arrive à hauteur du bateau, le capitaine le décroche et le passe au premier marin. Bredouille, le premier ou deuxième marin le range dans un bac, en enlevant l’appât si encore présent. Si ça mord, le capitaine sent bien la pression exercée par l'animal pris sur la ligne et ralentit. Il attrape la ligne secondaire et la tend au marin, qui tire l’avançon à la main, alors que le deuxième attrape un grand manche en bois armé d’un crochet. Une fois le poisson à la surface, il le crochette et le remonte. Pour les plus grosses prises, deux marins doivent s’épauler. Quand on a remonté une marlin de 400kg, il a évidemment fallu solliciter la poulie.

En parallèle, un troisième marin récupère les bouées et s’occupe des prises remontées. Chaque capture est immédiatement vidée et nettoyée, puis rangée dans la cale remplie de glace.

Les mêmes gestes ou presque, sont répétés pendant 8 à 10h

sur plus de 2000 hameçons pour parfois une trentaine de prises. Presque, car la ligne casse ou s’emmêle souvent, et alors le virage s’éternise. La technique du filage est impressionnante, celle du virage, beaucoup moins. C’est une opération longue et fastidieuse. Sans prise, elle se transforme en éternité. Les sens sont épuisés sous tous ces bruits, toutes ces odeurs de poisson, de sang. Le grondement du moteur est en constante compétition avec les reprises polynésiennes de tubes américains.


Le nettoyage du poisson: on lui perce le crane, tue les nerfs le long de la colonne, On le saigne pendant qu'on sort tous les organes internes par les fentes branchiales et on le nettoie en profondeur. Je vous passe les images.

Ensuite, crevés, on mange devant un film, on dort, et on recommence.

Les prises

Pourquoi tout ce travail ? Principalement pour le thon.

Trois espèces en particulier, le thon germon, ou thon blanc, et deux espèces de thon rouge, l’obèse et le jaune. Ils revendent leur pêche aux mareyeurs et les poissons partent à la criée où le prix diminue avec l’abondance. Le prix de certains poissons varie peu, comme les très beaux mahi mahi et saumon des dieux. Par contre, les marlins se vendent peu chers, mais sont souvent de très grosses pièces. Parmi les autres espèces non représentées sur la figure, on retrouve l’espadon ou la castagnole.

En gros, Sunset s’attendait à pêcher 700kg par jour. Clairement, pendant les deux marées avec moi, il en était très loin.

Ce capitaine ne cherche pas la facilité : quand la plupart vont au Nord de Tahiti, où le thon blanc abonde (souvent les cétacés avec), lui file à l’Est ou au Sud, à la recherche du rouge. Il a déjà pêché dans cette zone, mais rien ne lui assurait qu’elle serait abondante, étant le seul navire s’y aventurant (beaucoup de pêcheurs partagent des zones de pêche). Avec l’autre capitaine, on est resté au Nord, proche de Tahiti, pour une des pires marées de leur année.

C’est long et dur

Pensez aux autres systèmes d'exploitation industriels,

la recherche et les avancées technologiques leur ont permis une incroyable optimisation (aux bons et mauvais côtés...). Alors, à côté, cette pêche parait obsolète ! Et surtout à deux niveaux : la recherche du poisson et la gestion de la ligne (la pêche entière quoi, et puis on reparlera de sa non-sélectivité). En comparaison, les palangriers des terres australes sont entièrement automatisés, la ligne arrive dans la partie usine du bateau, où le traitement de la ligne (gestion des hameçons etc) est automatique et la majorité des marins travaillent uniquement le poisson. Les études sur la dynamique de la ligne s’accumulent aussi : on regarde les conséquences de la vitesse sur la profondeur de la ligne, les matériaux optimaux, l’influence des courants marins, des vents, etc. On accumule les technologies, pourtant ces Polynésiens galèrent 10h par jour à récupérer des hameçons vides un par un.

Mais, on a toujours un doûte : est-ce qu’on va trouver du poisson ?

Dans les terres australes comme en Polynésie, ça fait aussi partie de la magie de la mer : elle est presque opaque et on en sait très peu. Le capitaine se base sur des cartes de distribution du phytoplancton (obtenue par satellite), la topographie (« là où il y a du caillou, on espère qu’il y a du poisson »). La dispersion des thons en Polynésie est très peu connue (un peu moins dans d’autres endroits), donc le phytoplancton et la topographie sont des indicateurs en fait complètement aléatoires. Le capitaine utilise aussi la lune, pleine, elle emmènerait le poisson (on dit que les pêcheurs Polynésiens en savent beaucoup plus que « les scientifiques » sur l’influence des cycles lunaires). Et bien sûr, il se base sur ces expériences passées ; il sait que les petits thons et les requins sont souvent proches des récifs par exemple.

Bon, le thon polynésien représente quand même 25 millions d’euros et c’est une ressource énorme à l’échelle du Pacifique. Alors forcément, les populations sont suivies. Dans le Pacifique, il existe des campagnes de taggage internationales ; lorsqu’on capture un thon tagué, on peut prévenir l’organisme responsable, qui établira la dispersion de l’animal et posera des hypothèses quant à celle des populations. Mais, en Polynésie, les capitaines n’ont pas accès à ces informations. Ils ne sont pas tenus au courant de l’évolution du secteur, de la recherche actuelle et des futurs enjeux de gestion. En 1998, le thon Polynésien fut le sujet d’une importante campagne de ce type (ECOTAP de son petit nom). Ca remonte, il est impossible que les conclusions d’ECOTAP soient encore valables, surtout vu l’augmentation de la pêche.

Conclusion, on en sait très peu quant à la taille ou aux mouvements des populations.

Toujours est-il que les pêcheurs ont tous leur propre petite idée et leur zone de prédilection (clairement, parfois à tort, on l’a vu ici). Quand enfin ils trouvent un bon spot, les plus partageurs passent le mot aux bons copains qui accourent en profiter. Mais ça reste globalement un monde très compétitif et c’est chacun pour son thon.

Il faut donc trouver le thon... en évitant quelques indésirables. Dans le prochain article, nous parlerons de requins et dragons !

Toutes les photos sans crédits explicites sont miennes, plus par ici.

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